Entretien avec Naftali Rakuzin par Olga Medvedkova
O.M. Naftali, il y a longtemps que tu peins des livres. Ils sont devenus l'objet principal de ton art. Que représente pour toi un livre ? Comment pourrais-tu définir le genre dans lequel tu travailles ? Est-ce que ce sont des natures mortes ou quelque chose d'autre ? Tes œuvres où figurent des livres rappellent plutôt des paysages, des vues urbaines, des mises en scène, des représentations théâtrales, où les livres sont les acteurs de pièces dont le texte est à deviner par le spectateur. Il semble aussi que pour toi un livre soit plus qu'un livre. Presque un objet de culte, un symbole.
N.R. En deux mots, je dirais que le livre est ce qui me relie au monde. C'est une fenêtre ouverte sur le monde, le cadre par lequel je le regarde et communique avec lui. H y a ici une part autobiographique. Mon père était illustrateur de livres. Dans mon enfance, comme nous vivions dans une seule pièce, j'observais toujours son travail. Vers quatre-cinq ans, quand j'ai commencé à dessiner, j'ai dessiné des livres. Je me souviens d'un de mes dessins d'enfant, où était représentée la couverture d'un livre sur Gulliver avec son titre et ses sous-titres. J'ai adoré dessiner cette couverture. Plus tard, il m'a semblé parfaitement naturel de devenir non pas simplement peintre, mais illustrateur, peintre de livres. Jai appris, comme tout le monde, à dessiner et à écrire, j'ai fait mes études au studio de Khazanov, mais je suis ensuite revenu au livre. J'ai décidé d'entrer à l'Institut polygraphique. C'était aussi, bien sûr, parce qu'il était considéré alors comme plus libéral. On y était évidemment plus libre, mais il est vrai aussi qu'on n'y étudiait pas aussi bien qu'ailleurs, et quand on en sortait, on savait beaucoup moins de choses sur un plan professionnel que les diplômés de l'Institut Sourikov. Mais, pour moi, cela avait été aussi un choix plus sérieux. Depuis l'âge de dix-huit ans, je ne peignais pratiquement plus à l'huile, mais travaillais seulement comme graphiste et me sentais plongé entièrement "à l'intérieur du livre". Favorski était à ce moment-là mon idole. J'ai émigré en Israël trois ans après la fin de mes études et là, soit par inertie, soit par entêtement, j'ai continué dans un premier temps à illustrer des livres : j'ai fait une série d'illustrations pour Kafka, une autre pour Les trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas. Jusqu'à ce que je m'aperçoive que personne ne se souçiait de ces illustrations.
O.M. Bien sûr, en Occident, il y a longtemps qu'il n'existe plus rien de semblable au livre russe illustré. Cette tradition culturelle du siècle dernier s'est interrompue, étouffée par la diversité des autres formes de la production artistique qui se développent parallèlement à l'écrit ou le remplacent. Par un curieux hasard, elle s'est maintenue en Russie pendant presque tout le XX° siècle.
NR. Il est vraisemblable qu'elle y disparaîtra aussi bientôt. Mais, la question n'est pas là. J'ai compris après un certain temps que j'étais un mauvais illustrateur, ou, plus exactement, que je n'en étais pas un. Je n'ai jamais pu faire une illustration juste, dans le sens traditionnel du terme. En Occident, il existe aussi des illustrateurs, c'est une profession à part, enseignée dans des écoles spécialisées. En principe, ils illustrent des livres pour enfants, ce que je n'ai jamais pu faire. Tout ce que je dessine est toujours sérieux, voire sombre. En outre, en illustrant un livre, je n'ai jamais pu représenter un épisode concret, une scène, un personnage, mais j'ai dessiné "sur un thème" pour que mes dessins soient le plus créatif, le plus personnel possible.
O.M» Ceci est un tout autre domaine : celui du livre d'auteur, sur lequel après le nom de l'écrivain doit aussi figurer le nom du peintre.
N.R. Quelque chose dans le genre de "Tolstoï et moi" ou "sur un thème de Dostoïevski".
O.M. Ce genre d'illustration montre qu'on ne lisait pas un livre, mais qu'on le vivait, la lecture était un mode de vie et non une simple occupation.
N.R. Encore à Moscou, j'ai réalisé un tel cycle d'illustrations pour Crime et châtiment de Dostoïevski, et en Israël, dans les années 70, pour Kafka que je n'ai effectivement pas lu, mais vécu. Ce n'est qu'en 1978 — j'avais alors trente ans — que j'ai arrêté de travailler comme illustrateur, faute de lecteur. Cela a été un moment de crise.
O.M. Et c'est à ce moment-là que tu as trouvé ta voie ?
N.R. C'est arrivé presque par hasard. Alors que je travaillais à illustrer Le Portrait de Gogol, j'avais posé sur une étagère de ma bibliothèque une carte postale représentant Le dernier jour de Pompéi de Brullov qui avait servi de 2 modèle au peintre idéal dans la nouvelle de Gogol. J'essayais de caser le tableau dans mon dessin qui figurait le moment où les gens arrivent à l'exposition pour voir le tableau que l'on a enfin apporté et où Tchartkov a une crise de démence. Jusqu'à ce que je prenne soudain conscience que cette reproduction posée sur fond de livres était un sujet en elle-même. Cela m'effraya beaucoup au début. Je ne voyais pas comment on pouvait dessiner une reproduction, qui était déjà dessinée, déjà réalisée. Mais, je compris bientôt qu'il était possible de représenter ce qui l'était déjà, et que l'objet qu'était un livre m'intéressait bien plus comme sujet de représentation que ce qui y était écrit. Je me suis soudain reconnu et retrouvé dans les livres de mon étagère. Elle s'ouvrit à moi de façon imprévue en tant qu'espace indépendant, contenant tout ce qui m'intéressait. Une autre de mes découvertes : la reproduction d'un livre, dans son entier ou non, ouvert à la page d'une reproduction.
O.M. A tes débuts, tu dessinais et tu gravais surtout, c'est-à-dire que tu travaillais dans une technique proche de celle dû livre, qui ne s'en était pas encore séparée, et ce n'est qu'ensuite que tu t'es mis à peindre.
N.R. J'ai commencé à peindre à Paris. Tout s'est passé petit à petit. Je commence toujours par faire quelque chose, et je ne comprends qu'ensuite ce qui s'est passé. En ce sens, je n'ai jamais été un conceptualiste et ne suis pas capable de l'être. Et mon livre n'est pas du tout le même objet que pour Joseph Beuys on Anselm Kifer. Chaque livre m'intéresse en lui-même, en particulier. Je reviens maintenant à ta première question. Un livre est le cadre par lequel je regarde les choses, mais, d'un autre côté, comme je dessine et peins toujours des livres qui m'appartiennent, qui sont chez moi sur une étagère, leur représentation est autobiographique. Je connais chacun d'eux, ils sont pour moi comme des membres de ma famille. Us ne sont pas très nombreux, car je n'ai pas une très grande bibliothèque, mais ils m'accompagnent partout. J'ai émigré deux fois, et les livres sont les seuls à m'avoir toujours suivi, ils recréent mon ambiance dans les milieux les plus divers. Ils étaient présents à Moscou (certains depuis mon enfance), ils étaient là à Jérusalem, ils sont maintenant ici à Paris. Et quand j'en ouvre un pour dessiner une de ses illustrations, je choisis celle qui m'est proche à un moment donné. Le livre s'assimile alors à un autoportrait. C'est un moment très important. Au début, je n'indiquais même pas les titres des livres de mon étagère, comme si je craignais de me découvrir, de raconter de moi plus qu'il n'est permis. J'appartiens très probablement à l'époque de Gutenberg, une époque en voie de disparition... Le livre y est la quintessence de la culture.
O.M. A mon avis, le sérieux profond de ton rapport au livre se traduit, entre autres, par l'absence de stylisation, de décorum. Tu représentes des livres actuels, ceux des années 60-70, ou bien des ouvrages achetés la veille, des catalogues d'expositions, qui ne se distinguent pas particulièrement par la qualité de leur facture, dans lesquels il n'y a rien de spécialement artistique, charmant ou attirant. Le sentiment de confiance qui émane de tes tableaux est certainement Hé à cet ascétisme. Un tel sérieux prend sa source dans la tradition de Gutenberg et aussi, plus largement, dans la tradition judéo-chrétienne, où la copie des livres (des copistes de la Torah aux moines copistes et illustrateurs de miniatures) occupe une place tout à fait à part. Leur travail se situe toujours à la limite entre une tâche manuelle et un acte spirituel. Le prototype de la Bible se profile derrière tes livres, et on y trouve aussi une part étonnante d'application et d'assiduité presque artisanale, de patience dans leur représentation, en particulier dans tes dessins. Tu passes jusqu'à cinq semaines pour un dessin au crayon de couleur. Quand tu transposes ces dessins en peinture, ils deviennent doublement significatifs. La spécificité d'un tableau à dater de son invention par les peintres de la Renaissance a été déterminée comme une fenêtre ouverte sur le monde. Si tu représentes dans un tableau un livre ouvert, ouvert en outre à la page d'une illustration, c'est-à dire la reproduction d'un tableau, ton tableau devient une fenêtre dans une fenêtre. La présence de ce double code, de ce chiffre double, est soulignée par la reproduction des titres qui fixent le tableau à sa surface qui devient ainsi le lieu de rencontre de ton regard avec celui du peintre dont tu reproduis le tableau. L'espace pictural étranger est privatisé, ce qui nous renvoie, encore une fois, à la tradition canonique anonyme du Moyen Age et, aussi, à l'art postmoderniste. J'appellerais organique ton postmodernisme. Tu n'es pas seulement un artiste de profession, tu en possèdes aussi le tempérament, la passion, pour toi chaque exposition est un événement, tu connais parfaitement l'histoire de l'art ancien et celle de l'art contemporain. La représentation du catalogue d'une exposition, sur la couverture duquel un tableau connu est transformé au point qu'on le reconnaît à peine, est perçue comme une déclaration presque intime et, en même temps, abstraite, comme l'incarnation d'un objet culturel contemporain, qui porte en lui la mémoire du passé grâce à la transformation qui en a été faite.
N.R. En dehors des livres, les musées et les expositions sont l'autre monde où je me sens chez moi. Les premières années à Paris, je trouvais littéralement mon salut dans les musées. Je suis arrivé à Paris en 1982. J'y ai pris la décision de ne plus dessiner de livres, cela me semblait étroit, je voulais de la variété. Je me mis à peindre à l'huile des paysages, des portraits, plus souvent des natures mortes. Ce n'est que plus tard que j'ai remarqué qu'y figuraient presque toujours des plâtres de sculptures anciennes, antiques, du XVIIF siècle, des écorchés. C'étaient aussi des reproductions. Enfin, plusieurs livres se mirent à apparaître dans mes natures mortes, puis un seul, et je fus alors définivement persuadé que peindre des livres était ce qui m'intéressait le plus. Une telle concentration sur un seul sujet m'avait toujours été proche chez Chardin et Morandi, les peintres que j'aime particulièrement.
O.M. Pourtant, tu peins surtout des reproductions des tableaux de Cézanne.
N.R. Pour moi, Cézanne est le peintre le plus important, il a réussi à dissoudre sa vie dans la peinture, à se fondre pleinement avec elle. Sa peinture était sa vie. De ses tableaux proviennent des ondes électriques qui me rechargent artistiquement. Son art est si pur et si dégagé de tout ajout extérieur qu'en le regardant on se sent meilleur, spirituellement purifié. Ces derniers temps je me passionne de plus en plus pour la littérature, les sujets, non seulement littéraires, mais aussi politiques, les événements sociaux. J'ai déjà réalisé quelques tableaux sur ces thèmes. C'est ce que j'avais en vue en disant que le livre était une fenêtre ouverte sur le monde. Et pas seulement le livre, mais tout ce qui est imprimé, comme les revues et les journaux. Grâce à eux, je peux raconter tout ce qui m'intéresse.
O.M. Tous tes livres, ouverts ou fermés, sont regroupés sur une seule table...
N.R. J'ai trouvé cette table un jour dans la rue. Elle est vieille, penchée, toute de guingois, mais c'est la petite-fille et l'arrière-petite-fille des tables sur lesquelles Chardin et Cézanne posaient leurs natures mortes. Elle en a les proportions et les dimensions, le tiroir et sa poignée, bien qu'ils aient beaucoup vieilli, sont même absolument identiques. Quand j'y ai posé pour la première fois un album ouvert à la page de l'autoportait de Cézanne, il a semblé se trouver dans son espace naturel. Seulement cent ans après, et sous forme de reproduction. Et j'ai aussi ouvert le tiroir, comme l'ouvraient Chardin et Cézanne, en une sorte d'hommage. C'est très important pour moi de faire des natures mortes traditionnelles, de dessiner au crayon de couleur sur du papier, peindre à l'huile sur de la toile, comme le faisaient les peintres il y a trois ou quatre cents ans, seulement les objets de mes natures mortes sont des livres, ouverts à la page d'une reproduction de ces peintres. Je ne les copie pas, j'essaie de traduire chacune dans mon langage pictural, et c'est ce qui est le plus difficile.
Je dessine au crayon de couleur d'après nature, puis, en regardant mon dessin, je le peins sur une grande toile. Le dessin sert alors d'écran entre le tableau et la nature. Mais, je ne reporte pas tous mes dessins sur toile. Le dessin n'est pas une simple préparation au tableau, il a sa valeur propre ; néanmoins l'idée se réalise pleinement dans un tableau, bien que certains sujets sont mieux réussis en dessin et d'autres en peinture.
Le choix du format de mes tableaux est aussi essentiel, car les images sont fortement agrandies, au contraire des illustrations dans un catalogue.
Je reviens à ta question au sujet de la table : c'est comme si elle avait ensorcelé mes livres. A plusieurs reprises j'ai essayé d'y renoncer, de trouver un autre espace et une autre ambiance pour eux, mais en vain, ils se refusaient à être déplacés. Chaque fois, j'étais obligé de revenir à ma table, et bien qu'elle m'ennuie fort, d'y disposer mes livres. Elle est ainsi devenue le signe et le symbole de l'espace d'où, semble-t-il, mes livres ne pourront plus s'échapper.
Paris, décembre 1995 traduit par Olga Mélat