Eric Boulatov. Les tableaux de Naftali Rakuzin

Dans ces immenses foires d'art contemporain que sont ta FIAC ou DECOUVERTES, il semble que, pour attirer le visiteur, les artistes dépensent toute leur énergie à hurler plus fort que leur voisin de stand. Aussi n'ont-ils plus rien à dire au visiteur qui répond à leurs appels. Ils ne peuvent que répéter : "Regardez-moi !"

Naftali Rakuzin est un des rares artistes à ne pas se soucier de l'attention qu'on lui porte.

Il est trop accaparé par son travail pour s'intéresser à sa publicité.

Car son travail est sérieux : Naftali Rakuzin bâtit des villes. II les construit dans des tableaux où les maisons sont des livres.

Qu'y a-t-il là d'intéressant, est-on en droit de se demander. De simples livres sur une étagère. II serait peut-être plus juste d'appeler ses tableaux des natures mortes.

En outre, le peintre n'ajoute aucune expressivité à ces livres, refusant de les déformer pour leur donner importance ou valeur.

Bien au contraire. Il respecte les livres et leur fait confiance. Il les reproduit fidèlement, sans les modifier.

Les livres se transforment d'eux-mêmes peu à peu en maisons. Et soudain, nous comprenons que ce sont des maisons dans lesquelles habitent des mots.

Leurs couvertures nous dévoilent de quelle maison il s'agit et qui sont ses habitants. Nous découvrons des villes de livres d'art. Nous sommes tentés, naturellement, de jeter un coup d'œil à l'intérieur.

Un livre ouvert représente l'intérieur d'une maison. Il est ouvert, par exemple, à la page d'une reproduction d'un paysage de Cézanne.

Mais c'en est trop à la fin ! Qu'il copie Cézanne, passe encore, mais copier la reproduction d'un tableau peint par un autre...

Cela n'a pas suffi que Cézanne ait peint un paysage, il a fallu encore qu'on le reproduise et l'imprime dans un-livre...

On assiste ainsi à une suite de répétitions que le peintre multiplie encore pour prolonger la série. En effet, il commence par dessiner une reproduction pour peindre ensuite un tableau d'après ce dessin.

Le résultat est inattendu. Cette série de répétitions se présente comme une enfilade de pièces au bout de laquelle nous ne voyons plus le paysage de Cézanne, mais celui qu'il a réellement peint !

Le paysage peint par Cézanne n'est plus que l'une des étapes de la distanciation.

Je veux dire par là que si l'artiste peint d'après nature, nous voyons le tableau en tant que tel, c'est-à-dire comme une interprétation de la réalité, et cette interprétation finit par supplanter la réalité objective.

C'est un processus inverse qui se produit dans les tableaux de Naftali Rakuzin.

Il s'agit ici d'une série infinie de répétitions et de distanciations et la longueur de cette série nivelle les différences entre ses divers éléments.

Un artiste a peint un tableau qu'un polygraphiste a imprimé: ce sont les étapes d'un même processus, celui de la distanciation.

Or ce n'est pas la suite qui provoque la distanciation. C'est à la fin d'une enfilade de pièces une fenêtre par laquelle on voit le ciel, la cime des arbres et les toits des maisons. Il ne s'agit plus ici de l'espace d'une pièce.

L'effet est saisissant. Alors que nous examinons une reproduction de reproduction, nous nous trouvons face à cette réalité que n'avions pu atteindre jusqu'à présent.

Nous avons l'impression de nous trouver à l'intérieur de la maison de l'art, dans son espace.

La fenêtre s'ouvre soudain tout grand et nous voyons le vrai ciel, les toits et l'espace dans lequel nous vivons.

Je suis persuadé que s'il s'agissait d'une reproduction d'une œuvre du XVe ou du XVIe siècle nous nous retrouverions à cette époque et dans cet espace.

En regardant les tableaux de Naftali Rakuzin, on se prend à penser : qu'y aura-t-il ensuite ?

Son œuvre est un travail sur un livre immense dont le sujet évolue lentement au début, puis devient de plus en plus captivant. Attendons la suite.

 

Eric Boulatov

Mars 1992